Super production ciné
La pub démarre en noir et blanc. Aux fenêtres d'un palace luxueux, des femmes en robes haute-couture crient leur rancœur envers un homme qu'on ne voit pas avec des airs de tragédiennes, elles le supplient de se montrer. Le film passe ensuite en couleurs, on aperçoit le bras nu de l'homme qui pose le flacon de parfum sur la balustrade de son balcon. Elles se mettent alors à scander "Égoïste" en ouvrant et fermant les volets au rythme de la musique.
Théâtral et diablement efficace. A l'époque tout le monde s'est souvenu du nom du parfum après la première diffusion à la télé. Toutes les pubs ne peuvent pas en dire autant !
Voici le spot de 30 secondes. J'ai choisi la version anglaise dont l'image et le son sont de bien meilleure qualité.
Le réalisateur Jean-Paul Goude raconte :
"Si le film est réussi, c'est probablement parce qu'il s'inspire d'un projet personnel, en l'occurrence un film musical de 52 minutes destiné à une chaîne de télévision. Inspiré par Farida, ma compagne à l'époque, qui avait écrit un poème extraordinaire intitulé "La Femme au nez coupé", le projet chroniquait un fait divers particulièrement dramatique dont elle avait été le témoin lorsqu'elle habitait encore aux Minguettes à Lyon : un macho ivre de jalousie avait coupé le nez de sa femme bien-aimée pour la punir de son infidélité. Penchées aux fenêtres de leur HLM, des ménagères d'origine maghrébines, témoins de la tragédie, insultaient le criminel tout en claquant les volets sur le rythme de la musique ambiante.
Le projet TV Farida étant malheureusement mort aussi vite que je l'avais présenté, je l'ai ressuscité pour Egoïste en substituant nos Maghrébines à une cohorte de top-modèles en colère penchées aux balcons d'un palace de La Riviera pour dénoncer l'égoïsme masculin. Le film fut tourné à 10 kilomètres de Rio, en rase campagne, dans un décor de cinéma entièrement reconstitué à l'image du Carlton de Cannes. Pas question à l'époque de trucages sur ordinateur, donc très peu de postproduction. A ce titre, Egoïste reste sans doute le dernier film publicitaire d'une époque et mon bref-métrage préféré".
Ci-dessous, une esquisse de Jean-Paul Goude.
Son chef opérateur sur la pub confiait : "Ses découpages sont plus BD que cinéma. Il ne faut surtout pas raisonner avec des critères cinématographiques. C'est ce qui fait à l'arrivée du Goude".
Making of
Digne d'une super-production cinématographique, la pub a nécessité la construction d'une reproduction de l'hotel Carlton à Cannes en plein désert brésilien. Pour cela, Jean-Paul Goude a fait appel à Michel Rose (en collaboration avec Yves Bernard), un décorateur-scénographe qui a beaucoup travaillé avec lui, notamment pour les pub Dim, EDF, Club Med etc...
Trois cents ouvriers se sont attelés à la construction du palace en stuc pendant près de quatre semaines.
Ci-dessous à gauche le vrai Carlton, à droite la reproduction de la pub, bluffant !
Ici le dessin préparatoire pour le bâtiment et le story-board. Merci à Michel Rose de m'avoir permis le partage de ces documents.
Ci-dessous en haut à gauche la maquette préparatoire puis au fond la construction de la structure grandeur nature.
Bien sûr la structure n'est qu'un mur, Michel Rose n'a pas reproduit tout le bâtiment.
D'aprés le story-board, tout devait être filmé de face mais juste avant de tourner, Jean-Paul Goude trouvait mieux l'axe du bas, la contre-plongée. Alors tous les décors ont dû être démontés puis remontés !
Ci-dessous la construction en vidéo.
Actrices
Pour le casting, Goude voulait des actrices théâtrales, Chanel de son côté voulait des mannequins. Finalement deux jeunes actrices ont été retenues : Carole Richert et Valentine Valéra.
C'est Valentine Valéra qu'on voit en très gros plan avec une larme qui coule sur la joue.
Elle raconte "L'objectif était très proche, c'était impressionnant. La larme devait être jolie, ça ne marchait pas toujours. j'ai pleuré pendant dix jours ! Goude donne une idication et attend jusqu'à avoir exactement ce qu'il veut. Il fonctionne par images et non par indications psychologiques. Il est très instinctif. Il n'était jamais près de la caméra, mais dans un coin, fixé au contrôle vidéo. On entendait ses indications par haut-parleur. Il est habitué à travailler avec des mannequins "blindés". Il était très touché de voir la fragilité dune comédienne. IL a vu que lorsqu'on donne une larme, on donne un peu de soi".
Ci-dessous, Jean-Paul Goude sur le tournage du spot. Il voyait son film comme un mariage de la gestuelle, du drame, des dialogues, de la musique et de l'action.
Musique
La musique sophistiquée et rythmée est un extrait de "Romeo et Juliette", ballet pour orchestre symphonique du compositeur russe Sergei Prokofiev (1935). Le morceau s'appelle "La Danse des chevaliers" (Acte 1, scène 13), il va crescendo et souligne bien l'intensité dramatique du film.
Quant au texte, qui monte également en puissance, il parodie "Le Cid" de Corneille.
"Égoïste.
Où es-tu ?
Montre-toi misérable !
Prends garde à mon courroux, je serai implacable.
Ô rage !
Ô désespoir !
Ô mon amour trahi !
N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Montre-toi, égoïste !"
Voici la vraie tirade de don Diègue dans "Le Cid" (Acte 1, Scène 4)
"O rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !
N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?"
Tout y est pour montrer le côté mélodramatique : des femmes hystériques qui semblent souffrir à cause du même homme, des cris, des pleurs, du désespoir, le tout souligné par le noir et blanc.
Les types de plan utilisés par le réalisateur sont très variés et suivent la logique du récit : on passe du très gros plan (l'œil qui pleure) au gros plan, puis au plan rapproché pour arriver à un plan d’ensemble pour l'image finale (le bâtiment entier avec des voitures qui passent devant).
Jean-Paul Goude obtint un Lion d'or à Cannes lors du festival international de la publicité en 1990 pour cette campagne avant de récidiver pour Chanel l'année d'après pour le parfum Coco avec Vanessa Paradis.
Clin d'oeil
En 2001, Michael Youn avait fait une parodie de la pub que je trouve très drôle dans son émission "Morning live" :
Mon anecdote musicale
On est donc en 1990 et sur le plateau de l'émission "Nulle Part Ailleurs" présentée par Philippe Gildas, il y a un chroniqueur que j'adore : Jérôme Bonaldi. Je regardais déjà ses interventions dans l'émission "Direct" toujours présentée par Gildas sur Canal + (85-87). J'aimais l'entendre parler de trucs et de bidules, d'inventions et surtout de publicité.
Ce soir là, il parle d'un tout nouveau spot pour le parfum Egoïste réalisé par Jean-Paul Goude. Devant mon petit écran, je suis vraiment époustouflée par la beauté de la pub et surtout je tombe instantanément amoureuse de la musique. Malheureusement Bonaldi n'en parle pas et je me demande bien comment je vais pouvoir retrouver le morceau. A l'époque pas d'internet bien entendu.
Comme j'habite Paris à ce moment-là, je me rends à la Fnac de la Bastille dès le lendemain avec l'espoir de retrouver la fameuse musique mais je sais que les chances sont très minces. Il faut en effet tomber sur quelqu'un qui, premièrement a vu l'émission de la veille et deuxièmement connait le morceau en question.
Je vais au rayon musique classique et je demande au vendeur : il n'a malheureusement pas regardé l'émission, ni ses collègues. En désespoir de cause, je me balade dans le rayon classique et j'aperçois un papy affairé devant un bac de CD. Qui ne tente rien n'a rien, je me dirige donc vers lui et lui demande si par le plus grand des hasards il n'aurait pas regardé "Nulle part ailleurs" la veille. Il me répond "oui" ! Je lui demande alors s'il se souvient de la pub présentée par Jérôme Bonaldi. Là encore il me dit "oui !"... la chance ! Donc je me lance en croisant les doigts derrière mon dos : "Connaissez-vous le morceau classique qui était en fond ?"... roulements de tambours... il me répond : "oui bien sûr, c'est "Roméo et Juliette" de Prokoviev". Bingo !
Je me dirige donc vers le bac Prokofiev pour trouver le CD mais problème, il y a de nombreuses versions par différents orchestres... Je retourne donc voir le papy et en m'excusant de l’importuner de nouveau, je lui demande si par hasard il ne saurait pas quelle version est la meilleure. Par chance là aussi il sait très bien quel enregistrement est le meilleur, il cherche le CD, le trouve parmi tous les autres et me le tend avec un sourire. Je n'en reviens toujours pas du hasard chanceux que j'ai eu ce jour-là !
25 ans plus tard, j'ai toujours ce disque, je l'ai écouté un nombre incalculable de fois depuis.
Pour couronner le tout et "boucler la boucle", j'ai pu aller voir en décembre 2011 le ballet "Romeo et Juliette" avec la divine musique de Prokofiev au Grand-Théâtre de Bordeaux. J'avoue que lorsque j'ai entendu les premières notes de la "Danse des chevaliers", le thème utilisé dans la pub, j'ai eu les larmes aux yeux et j'ai senti une très grande exaltation.
Un grand merci au scénographe Michel Rose qui a bien voulu que j'utilise ses photos de la création du décor. Son site internet : http://www.michelrose.fr/